Corinne Lepage : Les trous sans fond du nucléaire : EPR et ITER

Posted on février 21, 2011

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 A l’heure où les coupes drastiques dans les budgets publics touchent les activités les plus fondamentales de l’Etat comme la police, la justice et l’éducation, le secteur nucléaire se paye des danseuses appelées EPR et ITER, financées par l’usager et le contribuable. Combine de temps cela va-t-il durer ?

L’EPR

Les choix technologiques dans lesquels nous nous entêtons pourraient bien nous être fatals, sur le plan financier, industriel et économique. Le fleuron de la technologie française EPR est en passe de virer au cauchemar, pour EDF, AREVA et les finances publiques.

Un coût astronomique
Si le risque financier de l’EPR est immense, ses avantages technologiques sont maigres: il ne s’agit en rien de saut technologique. Le coût de revient des nouvelles centrales nucléaire est beaucoup plus élevé que le coût généralement avancé. Le Bureau de suivi du budget du Congrès américain a indiqué en 2008 que les coûts réels de construction de 75 des centrales du parc actuel avaient dépassé de plus de 300 % les estimations qui avaient été faites par l’industrie nucléaire, soit une progression de 0,938 à 2,959 dollars par kW installé. Le coût d’une nouvelle centrale nucléaire est actuellement évalué par Moody’s à un montant de 5.000 et 6.000 dollars par kW installé, à 8.000 dollars par la société Florida Power & Light pour la construction de deux nouvelles unités nucléaires à Turkey Point dans le sud de la Floride. Et ces estimations n’incluent pas les frais de traitement et de stockage des déchets nucléaires.
En août 2008, le Département de l’Energie a fourni une nouvelle estimation du coût d’aménagement et de gestion de Yucca Montain, le site centralisé de stockage déjà en construction au Nevada. Les estimations ont bondi de 57,5 milliards en 2001 à 96,2 milliards aujourd’hui, ce dernier chiffre couvrant simplement les coûts jusqu’en 2013. Cette évaluation explique sans doute l’absence de reprise de projets nucléaires aux Etats unis et l’abandon de Yucca Montain.
En France, le coût de l’EPR de Flamanville initialement prévu à 3Mds a été réévalué à 4 Mds d’euros, puis 5Mds (20% à 40 % de plus que prévu). Et c’est un minimum compte tenu du précédent finlandais et de l’estimation américaine sus-évoquée qui conduirait plutôt à un coût de 6 à 8 Mds d’euros.
Effectivement, depuis que le groupe Areva a démarré la construction, en 2005, d’un EPR en Finlande, il a vécu un véritable enfer. Des malfaçons en série, la remise en cause par les autorités finlandaises de la sécurité du site ont pulvérisé le calendrier initial avec un retard de 44 mois. Le chantier devrait coûter, au total, 6 milliards d’euros au lieu des 3 milliards prévus avec une mise en service au mieux en 2013 avec le dernier retard annoncé de 6 mois. La situation des 2 EPR en construction impacte très lourdement les finances de EDF et Areva. Mais les finances publiques pourraient être sollicitées; en effet, la COFACE garantit l’EPR finlandais, à hauteur de 610M d’euros, pour le compte de l’Etat. Mais outre le fait que cette somme est très insuffisante, cette garantie est remise en cause par la Commission européenne.

Des problèmes de sécurité de plus en plus préoccupants
Le coût n’est pas seul en cause; plus grave encore, la sûreté qui est l’argument de vente de l’EPR est contestée par les Autorités de sureté. Après l’autorité finlandaise, ce sont les autorités de sûreté nucléaire britannique, française et finlandaise qui avaient en effet émis en novembre 2009 d’importantes réserves sur le « contrôle-commande » de l’EPR. Cette mise en cause conjointe intervenait 6 mois après la première mise en cause de l’Autorité de sûreté anglaise. Le 15 octobre 2009, l’ASN avait indiqué à EDF que la sûreté d’un équipement constitutif du contrôle-commande du réacteur EPR de Flamanville 3 n’était pas démontrée et avait demandé à EDF notamment d’apporter des éléments de justification complémentaires et d’examiner des dispositions de conception différentes », rappelle l’ASN dans une note diffusée sur son site internet. Les « éléments de justification » fournis par EDF n’ont pas été jugés convaincants par l’ASN, a expliqué à l’AFP Guillaume Wack, directeur des centrales nucléaires à l’ASN. En 2010, c’était au tour de l’autorité de sûreté nucléaire états-unienne de mettre en cause la conception de l’EPR. Elle critiquait la trop grande complexité du système et le manque de redondance de certains dispositifs de sécurité.

Cette question est aussi au cœur du document interne à EDF rendu public et non démenti, mettant l’accent sur le risque lié en particulier à certains modes de pilotage du réacteur EPR qui pourraient provoquer l’explosion du réacteur à cause d’un accident d’éjection de grappes (qui permettent de modérer, d’étouffer la réaction nucléaire). Ces critiques mettent en cause les choix techniques dus à des impératifs de rentabilité. Ces documents publiés en septembre 2010 font état de 3 formes de vulnérabilités :
– Celle des soudures de l’enceinte des mécanismes de commande des grappes : 4 soudures au lieu d’une seule. La soudure unique minimise les fuites, est exigée par les textes, et surtout réduit le risque d’une défaillance de l’étanchéité de l’enveloppe des mécanismes de contrôle des grappes. Cette défaillance pourrait être à l’origine d’un risque d’éjection d’une grappe de commande
– celle de l’acier inoxydable utilisé dans les enveloppes des mécanismes de commande de grappes (MCG) : cet acier vieillit très mal et n’est pas adapté pour les parties soumises à pression du circuit primaire principal d’un réacteur nucléaire. Or, de manière surprenante, le document EDF le reconnaît expressément : « Sur ces aciers très durcissant, de faibles erreurs sur la température ou sur le temps de fonctionnement ont de grandes conséquences sur leur comportement ». L’utilisation de ce type d’acier a toujours été proscrite sur le Parc nucléaire pour les parties soumises à pression du Circuit Primaire Principal. Son utilisation pour les mécanismes EPR a donc été remise en question, d’où une régression d’autant plus notable que cet acier ne satisfait pas aux critères habituels ESPN (Equipements Sous Pression Nucléaires)
– celle de l’absence de dispositif de blocage de l’éjection des grappes de commande. Or, selon une note rédigée par le Chef du Département combustibles nucléaires à EDF en 2001, les éjections de grappe peuvent conduire à un accident de type Tchernobyl : « L’accident de Tchernobyl, en 1986, est dû à une réactivité non contrôlée, à la suite de laquelle le cœur a fondu puis explosé. ….Les accidents de réactivité pourraient intervenir alors que le réacteur est en pleine puissance. Par rupture du treuil ou du capot, une ou plusieurs grappes de contrôle pourraient être éjectées » précise cette note.

Enfin, toujours selon le même document, un dispositif de blocage de l’éjection des grappes de commande limiterait le risque d’accident de réactivité. Or il n’y a pas de dispositif de blocage d’éjection des grappes de commande prévu sur l’EPR. La solution est « évidente » pour le chef du département combustibles nucléaires à EDF: «L’idéal serait d’essayer, pour les réacteurs du futur, de ne plus prendre en compte ce type d’accidents « . Dans ces conditions, les réserves des autorités de sûreté sont parfaitement compréhensibles et légitimes.
Seront-elles respectées ? Areva semble avoir fait le forcing pour ne pas changer les choix technologiques sur les grappes de commande, pour des raisons financières évidentes. Mais qui prend le risque ? En décembre 2010, Areva annonçait triomphalement que « les autorités compétentes ne remettront pas en cause l’architecture du système de contrôle-commande » ou système de pilotage du réacteur. Cela n’empêche pas la sévérité du rapport Roussely : « la complexité de l’EPR […] est certainement un handicap pour sa réalisation et donc ses coûts ».
Ce fiasco financier et a minima cette controverse sur la sûreté ont une conséquence évidente : un fiasco commercial et industriel. En effet, même si on ne peut pas parler comme le voudrait la Doxa française de relance générale du nucléaire dans le monde, puisque en réalité il n’est pas certain que les réacteurs en construction permettent de maintenir le taux de production actuelle d’électricité par des centrales nucléaires, il n’en demeure pas moins qu’un certain nombre de centrales sont actuellement en construction. L’échec d’Abu Dhabi ne s’explique pas seulement par la concurrence entre EDF, Areva et Suez. Si Areva construit 4 EPR (dont 2 en Chine en partenariat), les succès commerciaux sont ailleurs : Kepco, compagnie sud coréenne construit 10 réacteurs et en a 6 en projet ; Rosatom en construit 7 en Russie, 2 en Slovaquie, 2 en Bulgarie, 1 en Iran, 2 en Inde, 1 au Kazakhstan.
La Chine, qui « nationalise » les réacteurs étrangers, particulièrement les réacteurs français dans des collaborations qu’elle dirige, termine la construction de 6 réacteurs; 11 autres sont planifiés, en addition aux 6 réacteurs de Génération III qu’ils ont commandés à Westinghouse et AREVA.

Dans ces conditions, on peut se demander si le choix de l’EPR par la France a été le meilleur pour l’exportation alors même que sont aujourd’hui préférés de plus petits réacteurs, de quelques dizaines de MW à moins de 500MW. De plus si les normes de sécurité européennes sont effectivement plus élevées, les débats autour de la sécurité de l’EPR ont fortement entamé son avantage sur ce sujet. Ainsi, ce choix industriel pourrait bien devenir catastrophique sur le plan financier comme sur le plan industriel.

Ceci explique peut-être pourquoi le projet de Penly semble si ce n’est abandonné au moins largement retardé. Quant à Suez, qui est sorti du projet de Penly, il rêve de pouvoir construire des petits réacteurs dans la vallée du Rhône.

Pour le moment, on ne peut que nourrir les craintes les plus grandes sur l’avenir de l’EPR sur le plan commercial et par voie de conséquence sur l’avenir des investissements immenses qui ont été faits en sa faveur. Quant à l’avenir de l’EPR de Flamanville, il conviendra avant tout de veiller à la sûreté. Au-delà des conséquences financières de cette tragédie commerciale, industrielle et donc économique pour l’industrie nucléaire, c’est avant tout une tragédie pour l’avenir de l’industrie française complètement et délibérément sacrifiée à la filière nucléaire et un risque nouveau en termes de sûreté qui serait pris en cas d’achèvement de Flamanville.

ITER

Le cas d’ITER est d’une tout autre nature. Rappelons que ce projet, financé au départ par la France, l’Europe, les États-Unis, la Chine, la Corée, l’Inde, la Russie et le Japon a pour objet de réaliser une expérience de 6 minutes permettant de savoir si la fusion nucléaire est possible. Si l’expérience s’avérait positive, il s’agirait dans un deuxième temps, de construire un prototype qui devrait être réalisé au Japon. Puis, si cette expérience débouchait, on pourrait passer à une phase industrielle. La fusion nucléaire est un mythe ou un espoir qui depuis 30 ans assure que l’opération sera possible dans 30 ans. Au lancement du projet, il était question d’une hypothétique phase industrielle en 2050. Il n’en n’est plus question avant le denier quart de siècle, voire le 22éme !

Le projet est pharaonique. Situé à Cadarache, il implique la réalisation d’une plateforme qui représente quatre fois celle qui est nécessaire pour une centrale nucléaire. Par exemple, 100 km de route doivent être construites pour acheminer les composants de Berre à Cadarache. Le coût de cet ouvrage, non encore achevé, a déjà bondi à 110M€ au lieu des 82 millions€ initialement prévus, dont 72 millions € payés par le Conseil général des Bouches-du-Rhône, c’est-à-dire le contribuable départemental et le reste la charge du contribuable national !

39 bâtiments d’un volume total de 750 000 m3 doivent être réalisés avec notamment le hall du tokamak de plus 60 mètres de haut et lourd de 23000 tonnes… La fabrication des structures du réacteur nécessitera quant à elle 10.000 tonnes d’aciers refroidis à moins 269 degrés et environ 130 tonnes de nobium-étain par an sur les trois ans à venir, alors que la production mondiale de cet alliage n’est encore que d’une tonne par an ! De plus, cet ouvrage qui ne produira jamais d’électricité consommera 600GW/h par an et ceci pendant 20 ans soit environ la consommation annuelle d’une ville de 100 000 habitants ! Sans compter ses importants besoins en eau : 1,5 millions de mètres cubes par an…

On peut comprendre le coût exorbitant de ce projet qui n’a jusqu’à présent employé que 500 personnes alors que 300 appels d’offres ont été lancés et que 382 millions d’euros ont déjà été dépensés. Le coût du projet, en ce qui concerne la phase de construction, s’est envolé, passant de 8 à plus de 15 milliards d’euros, dont 45% à la charge de l’Europe. Le coût pour la France, qui supporte à elle seule 20% du projet total est passé de 800M à 1,3Mds d’euros. Une paille !
Le budget européen nécessaire à été réévalué de 2,7 milliards à 7,2 milliards d’euros entre la première estimation en 2001 et le devis définitif confirmé fin mars 2010.

Comment s’explique cette dérive massive qui ne concerne pour le moment que la phase de construction du bâtiment à l’exclusion du financement de toute l’infrastructure qui sera nécessaire à l’expérimentation elle-même ? La hausse des matières premières, la révision de la technologie, la sécurisation antisismique n’expliquent pas tout. La responsabilité incombe au manque de contrôle de la dépense et surtout aux carences dans la coordination de chaque participation nationale, les contributions se faisant essentiellement en nature et seulement au niveau du 10 % en argent.

Quoiqu’il en soit, le débat au Parlement européen a été particulièrement vif puisque 1,4 milliards d’euro ont été réclamés pour la seule période de 2012 et 2013. Ce débat qui a remis en question le financement d’ITER a conduit à plusieurs discussions de fond. Deux sujets majeurs ont été abordés. Le premier concerne les modalités de financement de ces 1,4Mds € supplémentaires. En l’absence de crédits nouveaux, ces besoins ont rendu nécessaires des ponctions et un redéploiement d’autres budgets. La Commission a proposé de ponctionner le budget agricole de 400 millions d’euros, le budget recherche de 460 millions, et de redéployer une partie des crédits concernant le changement climatique, les crédits administration et liberté/ justice. La France a réellement pesé de tout son poids pour que ce budget soit maintenu, malgré les conséquences sur les autres crédits recherche et sur le budget agricole.

Le second sujet concerne la pérennité du projet. « Bruxelles ne libérera l’enveloppe 1,4 milliard d’euros pour engager le gros du chantier en 2012 et 2013 qu’à cette condition, insiste le porte-parole de la commissaire en charge du dossier. On ne peut pas s’engager si on n’en a pas les financements. Il y va de la pérennité de ce projet, dont l’Europe assure 45 % du coût total. » Or, le coût final reste totalement indéterminé et personne ne sait ce qui se passera pour les années postérieures à 2013. C’est sans doute pour cette raison que le 26 janvier 2011, le directeur général de l’énergie, abordant les progrès du réacteur, a indiqué que le financement au titre du 7e programme-cadre était franchement « très limité ». « Nous devons nous recentrer sur les choses qui font la différence aujourd’hui. » Philip Lowe voudrait voir une redéfinition des priorités de financement qui soit favorable au stockage de carbone au niveau tant européen que national. « Il y a un problème de financement, ne nous voilons pas la face », a poursuivi l’orateur. Il ne se résoudra pas uniquement en réaffectant des fonds européens. Il faudra que les Etats membres eux aussi soutiennent financièrement la recherche.

Ainsi, non seulement la France plombe ses finances avec ce projet, mais elle exige de l’Europe qu’elle plombe aussi les siennes, au détriment d’autres secteurs de recherche.

La remise en cause du projet ITER apparaît d’autant plus justifiée que, quelques semaines avant de disparaître, le professeur Charpak, prix Nobel, avait demandé l’arrêt de la construction de ce réacteur. Ce grand défenseur de l’énergie nucléaire, avait qualifié le projet ITER de  » réacteur hors de prix et inutilisable » ; pour ce grand spécialiste, aucun obstacle scientifique n’avait été surmonté pour maîtriser la fusion nucléaire, ni n’était en voie de l’être. Le professeur Charpak et deux autres physiciens avaient proposé de se concentrer sur les centrales nucléaires de la quatrième génération. Mais c’est la question du temps qui était majeure pour le professeur Charpak. En effet, même si le projet devait à l’origine être opérationnel vers 2026, ce qui paraît plus que jamais improbable, le premier réacteur en capacité de produire de l’électricité était envisagé vers 2050. Or, le directeur général de l’énergie vient de déclarer qu’il faudrait plutôt attendre 2075. Dans les deux cas de figure, cette solution, à supposer qu’elle soit possible, ce qui est hautement improbable, n’apporterait en toute hypothèse strictement aucune solution au cours du XXIe siècle pour lutter contre le changement climatique et permettre le changement énergétique indispensable.

C’est la raison pour laquelle, à la fois pour des questions financières et budgétaires, comme pour des questions de recherche et industrielle, il serait hautement préférable de stopper dans les investissements plutôt que de persévérer et de devoir arrêter dans quelques années pour insuffisances budgétaires. Ce choix apparaît d’autant plus rationnel que les besoins en termes de recherche sont immenses pour permettre le passage à une société assise sur la sobriété énergétique et les ENR. Or, l’immensité des crédits consacrés à un projet qui pourrait être utile dans 60 ans dans le meilleur des cas, prive aujourd’hui les autres filières de recherche comme d’application industrielle des fonds indispensables à une réindustrialisassions de l’Europe.

Mais, la France s’entête et persévère mettant ainsi à la charge du contribuable, et en réalité sans pratiquement de retombées économiques et financières, une charge colossale qui ne pourrait qu’augmenter considérablement si nous persévérerions dans cette attitude puisque non seulement nous devrions supporter l’augmentation de notre part dans la répartition initiale, mais il est fort à parier que nos associés exigent de nous une augmentation de notre part dans le financement global.

Enfin, cerise sur le gâteau, des chercheurs américains travaillant sur la fusion par confinement inertiel – autre voie de recherche sur la fusion nucléaire – auraient réussi «à franchir pour la première fois la barrière d’un mégajoule avec plus de 111 millions de degrés Celsius, en concentrant des rayons laser de grande puissance dans un tube pas plus grand qu’un taille-crayon, rempli de deutérium et de tritium».
Ce résultat pourrait achever ITER d’autant plus que l’autorisation de création n’est toujours délivrée puisque l’enquête publique n’a toujours pas été réalisée.
Il est donc plus que temps de repenser dans une approche globale et rationnelle nos investissements énergétiques, sans nous soumettre à la loi des lobbys.